Contexte - pourquoi nous avons revisité la règle du share-of-voice

Le digital marketing est devenu à la fois plus mesurable et plus complexe. Il est facile d’optimiser une campagne de Performance pour générer des clics à court terme, mais plus difficile de défendre l’investissement en Brand Building lorsque les budgets sont serrés. Pour toutes les marques avec des objectifs élevés de revenus à court terme, comme les retailers, la question est simple : est-ce que déplacer davantage de budget vers le Brand Building stimule la croissance à long terme ? Pour y répondre, nous avons revisité les travaux de Les Binet et Peter Field. Leurs recherches montrent un lien fort entre le share-of-voice (la présence publicitaire d’une marque par rapport à ses concurrents) et le share-of-market. En résumé : les marques qui investissent plus en publicité que leur part de marché actuelle tendent à croître, tandis que celles qui investissent moins tendent à décliner. Nous avons combiné ce principe avec l’étude Multiplier Effect de WARC, qui démontre comment l’impact publicitaire se construit au fil du temps et à travers les canaux, afin de créer un cadre pratique et actionnable pour nos clients.

1. Repenser la théorie du share-of-voice

Qu’est-ce que le share of voice? Le share-of-voice est la proportion du total des dépenses publicitaires dans une catégorie que votre marque contrôle. Par exemple, si votre marque dépense 0,8 M€ alors que la catégorie totale dépense 10 M€, votre SOV est de 8 %. Le share-of-market correspond au pourcentage des ventes de la catégorie capturé par votre marque. Bien que le concept soit simple, en pratique le SOV peut être difficile à mesurer avec précision. Tous les media channels ne sont pas suivis de manière cohérente (par exemple, les plateformes digitales comme Meta et Google), et les estimations de dépenses reposent souvent sur des données tierces ou des hypothèses de marché. Cela reste néanmoins un benchmark utile pour comparer les niveaux d’investissement en Brand Building au sein d’une catégorie. Binet & Field ont constaté que :

2. Pourquoi le brand building à long terme est important

Binet & Field distinguent le Brand Building de la Sales Activation. Le Brand Building crée du capital de marque (mental brand equity) grâce à une large couverture, des histoires émotionnelles et un investissement à long terme, tandis que la Sales Activation convertit ce capital en ventes à court terme via des messages ciblés et rationnels. Ces deux approches fonctionnent sur des temporalités différentes : les campagnes de Brand Building génèrent des retours plus lents mais plus importants, tandis que la Sales Activation produit des résultats rapides mais plus modestes. Leurs études montrent qu’une répartition budgétaire d’environ 60 % Brand Building et 40 % Sales Activation maximise l’efficacité, même si Binet souligne qu’il s’agit d’une ligne directrice, et non d’une règle absolue.

Pourquoi investir dans la publicité de marque ?

Cas historique : Pendant la Grande Dépression, le marché des céréales prêtes à consommer était dominé par Post. Lorsque la crise a frappé, Post a réduit drastiquement sa publicité, tandis que son rival Kellogg a doublé son budget publicitaire, investi massivement dans la radio et fortement promu sa nouvelle céréale Rice Krispies. En 1933, alors même que l’économie s’effondrait, les bénéfices de Kellogg avaient augmenté de près de 30 % et l’entreprise a dépassé Post pour devenir l’acteur dominant (Binet & Field, IPA Databank).

Cas récent : Une analyse WARC de 2022 sur les compagnies aériennes mondiales a révélé que la considération des consommateurs avait chuté trois fois plus pour les compagnies qui avaient réduit leur publicité que pour celles qui l’avaient maintenue ou augmentée. Les compagnies aériennes petites et moyennes qui ont continué à communiquer ont enregistré une considération cinq fois plus élevée sur les marchés où elles diffusaient des campagnes. Par exemple, la compagnie low-cost Wizz Air a retrouvé 125 % de son chiffre d’affaires 2021 après la pandémie (contre 99 % pour l’ensemble du secteur aérien mondial) en continuant à investir en publicité. Les compagnies nationales (flag-carriers) qui ont augmenté leurs budgets ont obtenu une considération de marque supérieure de 16 % et un score de considération 64 % plus élevé sur les marchés où elles communiquaient, comparé à celles qui avaient maintenu des budgets stables (WARC, The Effectiveness of Brand Investment During Crisis, 2022).

3. Le nouveau funnel mixte

Des recherches récentes de WARC soutiennent que séparer « brand » et « Performance » est un faux choix. L’étude montre que l’advertising orienté vers l’équité de marque et la Performance fonctionnent de manière multiplicative : une marque forte rend les campagnes de Performance plus efficaces, et les publicités de Performance renforcent l’équité de marque.

Ces résultats incitent les marketeurs à penser en termes de funnel mixte : au lieu d’un parcours client linéaire (awareness → considération → conversion), les tactiques de Brand Building et de Performance opèrent simultanément et se renforcent mutuellement. Les plateformes créatives doivent à la fois “go deep” (intégrer tous les assets) et “go long” (déployer de fortes idées de marque sur l’ensemble des plateformes).

Point important, cela a aussi des conséquences organisationnelles. Si le Brand Building et la Performance doivent fonctionner en synergie, ils ne peuvent pas être gérés en silos. Les équipes doivent collaborer étroitement, partager les données, les insights et les plateformes créatives. Sinon, le risque est la fragmentation : des campagnes de Brand Building qui ne se traduisent pas en Performance, ou des campagnes de Performance qui manquent d’impact de marque à long terme.

4. Un exercice pratique : estimer le SOV et l’ESOV

Pour rendre la théorie plus concrète, nous avons analysé un retailer. Les noms et les chiffres ont été modifiés pour des raisons de confidentialité, mais la méthodologie reflète un véritable exercice de planification.

Méthodologie étape par étape

  1. Rassembler les données de dépenses marché. Utilise des sources comme Nielsen Ad Intel ou des agences média locales pour estimer le spend publicitaire total de la catégorie (concurrents inclus). Pour notre catégorie, prenons par exemple un spend estimé de 10 M€ en 2024. Même si cela ne couvre pas l’ensemble des investissements médias (par ex. les GAFAM ne sont pas reportés), cela fournit une base solide. Nous avons supposé une croissance du spend des concurrents de 10 % dans les scénarios futurs, sur base des tendances du secteur.
  2. Calculer le SOV. Divise l’investissement publicitaire de ta marque (brand only, en excluant tout budget de Performance comme le search) par le spend total de la catégorie. Exemple : 0,8 M€ / 10 M€ ≈ 8 % SOV.
  3. Déterminer la part de marché. Utilise le chiffre d’affaires ou les unités vendues pour calculer le SOM. La part de marché de notre retailer était de 10 %.
  4. Calculer l’ESOV. Soustrais le SOM du SOV. Un ESOV négatif indique un sous-investissement ; un ESOV positif suggère un potentiel de croissance.
  5. Modéliser des scénarios. Ajuste les budgets Brand et Performance pour explorer différents niveaux de SOV. Nous avons testé trois scénarios.
  6. Estimer la croissance. Applique la règle 10:0,5 : chaque 10 points d’ESOV peuvent générer environ 0,5 point de croissance en share-of-market, à ajuster selon la taille de la marque et la catégorie.
  7. Tracer SOV vs SOM. Positionne les scénarios sur un graphique avec une ligne à 45° (SOV=SOM) pour visualiser si la marque se situe en zone « croissance » ou « déclin ».

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*L’hypothèse de spend concurrentiel suppose une augmentation de 10 % des dépenses publicitaires de la catégorie.

Visualiser le potentiel de croissance

Le nuage de points ci-dessous trace le SOV de chaque scénario (axe vertical) par rapport au SOM de la marque (axe horizontal). La ligne diagonale représente la parité (SOV = SOM).

Dans notre exemple présenté sur slide, le Scénario 2 (≈17,7 % SOV) se situe nettement au-dessus de la ligne de parité, tandis que le scénario actuel (≈8 % SOV), le Scénario 1 (≈7,3 % SOV) et le Scénario 3 (≈8,9 % SOV) restent en dessous.

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Équilibrer la croissance de marque à long terme et la Performance à court terme

Les scénarios ci-dessus montrent comment l’ajustement des budgets impacte l’Extra Share of Voice (ESOV) et donc le potentiel de croissance à long terme. Cependant, déplacer des budgets de la Performance vers le Brand Building a des conséquences. Les campagnes de Performance génèrent des ventes immédiates ; réduire ce spend peut affecter les revenus à court terme et le Return on Ad Spend (ROAS). Dans notre exercice, le Scénario 2 triple le budget de Brand Building (de 0,8 M€ à 2,2 M€) et réduit de moitié le budget de Performance (de 2,7 M€ à 1,3 M€). Le SOV passe ainsi d’environ 8 % à 17,7 %, ce qui prédit une croissance significative de la part de marché à long terme. Cependant, cela modifie aussi les résultats à court terme : le revenu chute de -18,5 % (tandis que le ROAS sur le budget Performance s’améliore de 50 %). À l’inverse, le Scénario 3 augmente le budget total mais reste dominé par la Performance : le revenu progresse de 3 % avec un ROAS en baisse de 15 %, et le SOV reste en dessous de la parité. Les marketeurs doivent donc évaluer les deux dimensions :

Le plan optimal se situe souvent entre les extrêmes. Le Scénario 3 montre qu’augmenter le budget global tout en gardant une dominance de la Performance laisse le SOV en dessous de la parité et limite la croissance à long terme. Le Scénario 2 démontre que réallouer du budget vers le Brand Building peut augmenter fortement le SOV et améliorer l’efficacité de la Performance, mais peut aussi freiner le revenu à court terme. Une approche équilibrée peut consister à augmenter modérément le budget de Brand Building tout en maintenant un budget Performance suffisant pour protéger les ventes à court terme. En définitive, combiner l’analyse du SOV avec des prévisions de revenus et de ROAS permet aux marketeurs de concevoir des plans médias qui stimulent la croissance à la fois maintenant et dans le futur.

5. Recommandations pratiques pour les annonceurs

  1. Utiliser le SOV comme outil de planification, pas comme un simple KPI. Le SOV/ESOV fournit un benchmark utile pour définir les budgets et prévoir la croissance, mais la qualité des campagnes, la distribution, le pricing et l’innovation influencent également les résultats.
  2. Investir dans la créativité et la large couverture. Binet & Field montrent que le Brand Building nécessite trois ingrédients : des histoires émotionnelles, une large couverture et de la cohérence. Parmi ceux-ci, l’émotion est le moteur le plus puissant de l’efficacité à long terme. Les campagnes émotionnelles construisent des structures mémorielles plus solides, génèrent une attractivité plus large (notamment auprès des nouveaux acheteurs ou acheteurs occasionnels) et créent des associations durables que les messages rationnels seuls ne peuvent atteindre. Une forte créativité multiplie l’efficacité de l’ESOV : les campagnes primées créativement génèrent une croissance de part de marché nettement supérieure aux campagnes non primées. En d’autres termes, ce n’est pas seulement le montant investi qui compte, mais à quel point vos campagnes sont mémorables et émotionnellement engageantes qui détermine le retour sur vos dépenses.
  3. Équilibrer les budgets entre objectifs long terme et court terme. Utiliser la règle des 60/40 comme point de départ et l’ajuster selon la maturité de la catégorie, le cycle d’achat et la taille de la marque. Les marques en croissance doivent souvent investir encore davantage dans le Brand Building pour rattraper leur retard.
  4. Planifier un funnel mixte. Intégrer les équipes Brand et Performance, aligner les messages créatifs et considérer le capital de marque comme un multiplicateur de Performance. Un minimum de 30 % du spend devrait être réservé au Brand Building.
  5. Construire une stack de mesure robuste. Combiner media-mix modelling, expériences d’incrémentalité et suivi de l’équité de marque pour attribuer à la fois les effets immédiats et de long terme. Avec l’augmentation des réglementations sur la privacy et la perte de signaux, investir dans la first-party data, le consent management et le server-side tagging permettra de garder les campagnes de Performance et de Brand Building mesurables.
  6. Considérer des proxys alternatifs comme le Share of Search. Lorsque les données média traditionnelles ne sont pas disponibles, surveiller le share of search de votre marque peut servir de proxy prédictif pour la part de marché et la santé de marque. Des études suggèrent que c’est un indicateur peu coûteux et rapide des effets à long terme (voir les études IPA sur le Share of Search).

6. Conclusion

Les recherches de Les Binet et Peter Field sur le share-of-voice restent une boussole puissante pour les marketeurs. Les marques qui investissent en publicité au-delà de leur part de marché ont tendance à croître. Pourtant, le monde a évolué : les canaux digitaux brouillent la frontière entre Brand Building et Performance, la mesure est compliquée par les réglementations sur la privacy, et les budgets sont plus scrutés que jamais. L’étude Multiplier Effect démontre que le Brand Building et la Performance sont multiplicatifs, non exclusifs, et qu’un surinvestissement en Performance peut réduire les rendements.

Pour notre retailer anonymisé, l’analyse de scénarios a montré que maintenir les budgets laisserait la marque en dessous de la ligne de parité, tandis qu’une réallocation de l’investissement vers le Brand Building produisait un Extra Share of Voice positif et prédisait une croissance. Cet exercice met en lumière une vérité simple : la croissance à long terme nécessite un équilibre délibéré entre l’équité de marque et l’activation. En combinant l’analyse du share-of-voice avec une planification en funnel mixte, les marketeurs peuvent définir des budgets plus intelligents, prévoir la croissance et naviguer dans l’ère de la Performance avec confiance.


publication auteur Eliott Pousset
AUTEUR
Eliott Pousset

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